« Prenez votre temps. Je sais à quel point cela peut être difficile, mademoiselle Hardy. »

Le psychologue qui la surveillait par-dessus ses lunettes à montures épaisses garda son stylo prêt à rédiger quelques courtes notes dès que sa patiente entamerait le récit le plus pénible de sa vie. Ayant dédaigné le divan qu'il lui avait proposé, elle se tenait assise sur une chaise, le dos bien droit, le regard baissé comme pour puiser les souvenirs du fin fond de sa mémoire. Neuf ans après, sa rage était toujours intacte, prête à jaillir comme du magma juste sous son épiderme.

« C'est arrivé à l'université. »

En s'entendant parler avec cette voix étranglée de chaton, Félicia eut envie de se mettre une gifle. Elle n'était pas ça ! Elle n'était pas fragile, plus depuis son entraînement ! Elle aurait du relater ce passage de sa vie avec indifférence, en examinant négligemment ses ongles avant de ponctuer sur une allusion sexuelle, un sourire tranchant se découpant sur ses lèvres pâles. Au lieu de quoi lui vinrent des crampes musculaires, la tétanie de la Peur revenant la paralyser, alors que Ryan était mort.
La jeune femme dut rester trop longtemps prostrée dans son silence, car le thérapeute, dans une volonté de l'accompagner dans sa démarche, finit par intervenir.

« À cette époque, vous saviez déjà que votre père vous avait menti, c'est ça ? »

Félicia hocha la tête de haut en bas, menaçant de chambouler l'harmonie de la coiffure de ses longs cheveux d'un blond intense. Son père. Black Cat. Un homme qui, durant toute son enfance, avait affirmé à sa mère et à elle qu'il travaillait comme représentant commercial, voyageant souvent à l'étranger, mais revenant toujours les bras chargés de cadeaux, subvenant seul aux besoins de sa femme et de sa fille unique. Un voleur de haut vol, en vérité, qu'Interpol avait surnommé le Chat Noir. Cet homme n'avait pas hésité à demander à sa femme d'aller raconter à leur fille, âgée de treize as, qu'il avait trouvé la mort dans un accident d'avion dans les Andes, pour couvrir son arrestation. Lorsque Félicia avait découvert la vérité en tombant sur une coupure de presse, son univers avait volé en éclat. Une première fois.

« Vous voulez connaître le plus ironique, dans cette histoire ? C'est qu'entretemps, j'avais pris des cours de self-défense. Je me pensais capable de repousser un agresseur. Je me pensais assez grande pour me protéger. Mais... »

Black Cat redevint un chaton à nouveau. Le simple fait d'imaginer Ryan, son sourire suffisait lorsqu'il avait réussi à l'immobiliser dans une prise grossière qu'elle aurait dû savoir déjouer, lui donna envie de pleurer. Refusant de s'abaisser à ce niveau, la cambrioleuse se mordit les lèvres, reniflant pour ravaler ses larmes.

« Il m'a fait ça le jour de la rentrée. Mon premier jour à l'université de New-York, et je suis déjà... Il disait que c'était comme un baptême, que toutes les jolies nouvelles étudiantes devaient y passer, et que je n'avais rien d'autre à faire que de ma laisser aller. Mais moi, je... Je ne voulais pas ! »

Le cri du cœur la fit éclater en sanglots, et elle eut honte. Sa mère n'aurait pas raté une telle occasion de rappeler à sa fille qu'elle ne ferait jamais la fierté de son père. Walter Hardy voulait que son enfant se dépasse, soit la meilleure, partout, pour tout. Qu'elle ne cesse jamais de viser plus haut. Leur nom de famille lui-même, les invitait tous à l'hardiesse, à la témérité. Mais ce ne furent ni les médailles de gymnastique, ni les collections ininterrompues de A+, ni le poste de chef des pom-pom girls, qui dissuadèrent Lydia Hardy de penser que Félicia ne s'investissait pas assez dans le dépassement de soi.

« Mademoiselle Hardy... Ce que vous avez vécu est un traumatisme, qui a ébranlé votre confiance en l'autre. Traumatisme d'autant plus impactant qu'il est survenu peu de temps après une très pénible découverte. La somme de ces événements a probablement laissé des traces. Mais je peux vous assurer que nous allons, ensemble, au fil de nos séances, réussir à vous redonner de l'équilibre. »

* De l'équilibre, j'en ai déjà. Et à revendre ! *  Faillit lui rétorquer la jeune femme avec un sourire dédaigneux.

Mais ç'aurait été une erreur stupide. Un peu comme lorsqu'elle avait voulu se venger de Ryan en cherchant à le tuer. Une monstrueuse, infamante erreur, qui manqua de lui coûter sa liberté pour longtemps. Heureusement que le Destin s'était chargé de lui éviter cet écueil.

« Le fait de savoir que ce salop est mort dans un accident de voiture parce qu'il était ivre au dernier degré m'a beaucoup aidé, je ne vous le cacherais pas. »  Cracha Félicia d'un timbre noir, le visage fermé.

Fronçant les sourcils, son auditeur fit rouleur son stylo entre ses doigts boudinés.

« J'ai conscience que pour vous, le sentiment de vengeance peut apparaître comme un soulagement, mais il ne faut pas perdre de vue qu'on ne résout pas un problème par le meurtre. Il serait malsain d'estimer que le tragique accident de monsieur Delow est une conséquence direct de ce qu'il vous a fait. »

Contenant une mimique d'exaspération, la voleuse se réfugia en elle-même, comme e lui avait appris Kanryo-sensei.
Apprendre que son père était un voleur l'avait indigné... Au début. Mais lorsqu'un inconnu lui déroba son sac, à la sortie du lycée, un soir, Félicia découvrit quel attrait puissant pouvait avoir sur son esprit l'idée de dérober quelque-chose, de se saisir d'un objet convoité parce qu'on le pouvait. Elle s'était alors inscrite à des cours de self-défense auprès de Myagi Kanryo qui, en plus de la former aux bases du combat, l'initia au Goju Ryu, l'art du Vol, une discipline originaire d'Okinawa, au Japon. Marchant sur les traces de son père, Félicia s'émerveilla de son adresse grandissante, et de ce que des années de pratique intensive de gymnastique pouvaient donner en application au corps-à-corps. Débutant une vie de pickpocket jalonnée de menues larcins, elle intégra l'université avec l'idée d'y obtenir un diplôme de management. Mais les choses ne se déroulèrent pas comme prévu.
Félicia ne confessa pas à son psy qu'après son premier jour à New-York, elle n'avait plus eu qu'une idée en tête : tuer de ses mains Ryan. Ses entraînements avaient repris, cette fois entièrement tournés vers le combat, et elle ne s'interdisait rien. Étranglements respiratoires, frappes pouvant paralyser ou tuer, la demoiselle née dans les beaux quartiers du Queens devint une tigresse avide de sang... Qui n'eut jamais l'occasion de concrétiser sa pulsion.

« La séance est terminée, il me semble... »  Lâcha finalement Félicia, en défiant du regard le psychologue.

Consultant sa montre pour abandonner ce duel de regards perdu d'avance sans avoir l'air de céder, ce dernier confirma la déclaration de sa patiente, et conclut la séance en donnant rendez-vous à Félicia la semaine suivante.
Ramassant son sac à main, la demoiselle paya son dû au thérapeute, lui serra fermement la main, et quitta le cabinet, le corps fourmillant d'impatience. Cette nuit, sa vraie thérapie reprendrait. En mourant, Ryan avait laissé un vide, dans l'existence de sa victime. Félicia avait accumulé tout un tas de nouvelles compétences, mais s'était retrouvée sans objectifs pour les employer. En fin de compte, elle avait opté pour devenir une voleuse, comme son paternel. Reprendre les études ne l'intéressait pas, et elle trouvait bien plus confortable et amusante l'idée de mener la grande vie en se bâtissant une fortune sur le fruit de ses larcins. La nuit, elle serait Black Cat, l'acrobate de charme, insaisissable et défiant toujours plus les autorités, et le jour, elle serait Félicia Hardy, rentière croquant la vie à pleines dents sans avoir à s'embarrasser d'un travail ou de responsabilités. Une existence de reine au Soleil, et sous la Lune, des sorties débordantes d'adrénalines, faites du frisson de l'interdit.
Que demander de mieux ?